I

LE PONT



J'avais devant les yeux les ténèbres. L'abîme
Qui n'a pas de rivage et qui n'a pas de cime,
Était là, morne, immense ; et rien n'y remuait.
Je me sentais perdu dans l'infini muet.
Au fond, à travers l'ombre, impénétrable voile,
On apercevait Dieu comme une sombre étoile.
Je m'écriai : — Mon âme, ô mon âme ! il faudrait,
Pour traverser ce gouffre où nul bord n'apparaît,
Et pour qu'en cette nuit jusqu'à ton Dieu tu marches,
Bâtir un pont géant sur des millions d'arches.
Qui le pourra jamais ! Personne ! ô deuil ! effroi !
Pleure ! — Un fantôme blanc se dressa devant moi
Pendant que je jetai sur l'ombre un oeil d'alarme,
Et ce fantôme avait la forme d'une larme ;
C'était un front de vierge avec des mains d'enfant ;
Il ressemblait au lys que la blancheur défend ;
Ses mains en se joignant faisaient de la lumière.
Il me montra l'abîme où va toute poussière,
Si profond, que jamais un écho n'y répond ;
Et me dit : — Si tu veux je bâtirai le pont.
Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière.
— Quel est ton nom ? lui dis-je. Il me dit : — La prière.



Jersey, décembre 1852.








II

IBO



Dites, pourquoi, dans l'insondable
        Au mur d'airain,
Dans l'obscurité formidable
        Du ciel serein,

Pourquoi, dans ce grand sanctuaire
        Sourd et béni,
Pourquoi, sous l'immense suaire
        De l'infini,

Enfouir vos lois éternelles
        Et vos clartés ?
Vous savez bien que j'ai des ailes,
        O vérités !

Pourquoi vous cachez-vous dans l'ombre
        Qui nous confond ?
Pourquoi fuyez-vous l'homme sombre
        Au vol profond ?

Que le mal détruise ou bâtisse,
        Rampe ou soit roi,
Tu sais bien que j'irai, Justice,
        J'irai vers toi !

Beauté sainte, Idéal qui germes
        Chez les souffrants,
Toi par qui les esprits sont fermes
        Et les coeurs grands,

Vous le savez, vous que j'adore,
        Amour, Raison,
Qui vous levez comme l'aurore
        Sur l'horizon,

Foi, ceinte d'un cercle d'étoiles,
        Droit, bien de tous,
J'irai, Liberté qui te voiles,
        J'irai vers vous !

Vous avez beau, sans fin, sans borne
        Lueurs de Dieu,
Habiter la profondeur morne
        Du gouffre bleu,

Ame à l'abîme habituée
        Dès le berceau,
Je n'ai pas peur de la nuée ;
        Je suis oiseau.

Je suis oiseau comme cet être
        Qu'Amos rêvait,
Que saint Marc voyait apparaître
        A son chevet,

Qui mêlait sur sa tête fière,
        Dans les rayons,
L'aile de l'aigle à la crinière
        Des grands lions.

J'ai des ailes. J'aspire au faîte ;
        Mon vol est sûr ;
J'ai des ailes pour la tempête
        Et pour l'azur.

Je gravis les marches sans nombre.
        Je veux savoir ;
Quand la science serait sombre
        Comme le soir !

Vous savez bien que l'âme affronte
        Ce noir degré,
Et que, si haut qu'il faut qu'on monte,
        J'y monterai !

Vous savez bien que l'âme est forte
        Et ne craint rien
Quand le souffle de Dieu l'emporte !
        Vous savez bien

Que j'irai jusqu'aux bleus pilastres,
        Et que mon pas,
Sur l'échelle qui monte aux astres,
        Ne tremble pas !

L'homme en cette époque agitée,
        Sombre océan,
Doit faire comme Prométhée
        Et comme Adam.

Il doit ravir au ciel austère
        L'éternel feu ;
Conquérir son propre mystère,
        Et voler Dieu.

L'homme a besoin, dans sa chaumière,
        Des vents battu,
D'une loi qui soit sa lumière
        Et sa vertu.

Toujours ignorance et misère !
        L'homme en vain fuit,
Le sort le tient ; toujours la serre !
        Toujours la nuit !

Il faut que le peuple s'arrache
        Au dur décret,
Et qu'enfin ce grand martyr sache
        Le grand secret !

Déjà l'amour, dans l'ère obscure
        Qui va finir,
Dessine la vague figure
        De l'avenir.

Les lois de nos destins sur terre,
        Dieu les écrit ;
Et, si ces lois sont le mystère,
        Je suis l'esprit.

Je suis celui que rien n'arrête
        Celui qui va,
Celui dont l'âme est toujours prête
        A Jéhovah ;

Je suis le poëte farouche,
        L'homme devoir,
Le souffle des douleurs, la bouche
        Du clairon noir ;

Le rêveur qui sur ses registres
        Met les vivants,
Qui mêle des strophes sinistres
        Aux quatre vents ;

Le songeur ailé, l'âpre athlète
        Au bras nerveux,
Et je traînerais la comète
        Par les cheveux.

Donc, les lois de notre problème,
        Je les aurai ;
J'irai vers elles, penseur blême,
        Mage effaré !

Pourquoi cacher ces lois profondes ?
        Rien n'est muré.
Dans vos flammes et dans vos ondes
        Je passerai ;

J'irai lire la grande bible ;
        J'entrerai nu
Jusqu'au tabernacle terrible
        De l'inconnu,

Jusqu'au seuil de l'ombre et du vide,
        Gouffres ouverts
Que garde la meute livide
        Des noirs éclairs,

Jusqu'aux portes visionnaires
        Du ciel sacré ;
Et, si vous aboyez, tonnerres,
        Je rugirai.



Au dolmen de Rozel, janvier 1853.